[AZ]
En tant que poète chillienne vivant en France, penses tu que la relation entre l'espagnol et le français est visible dans tes écrits?
[MP]
Le fait de traduire m'incite à revoir le texte
original en espagnol. Je les traduit moi-même et j'essaye de
trouver une manière de faire répondre les deux textes. J'ai
commencé à écrire ces poèmes en 2007, quand je suis arrivée en
France. C'est une série de chants composés par Franz
Schubert
, intitulés Winterreise,
Voyage d'hiver. Un lied, soit un chanteur et un piano, m'a
bouleversé. J'ai lu que les poèmes chantés sur cette œuvre ont été
écrits par Wilhelm Müller
. On est plongés dans
le Romantisme
, l'amour, la nature… Au
Chili, l'été semble éternel comparé à ici, en France, où l'on passe
presque sept, huit mois en hiver. Ça m'a influencé et j'ai
l'impression que certains de mes textes, écrits là-bas, sont plus
lumineux que ceux écrits ici, que je considère plus sombres.
Est ce qu'il y a quelque chose en particulier
qui t'a inspiré dans ces Lieders ? Le rythme, les sonorités ? Un
courant ?
Le côté sombre et, je dirai, assumé d'une vie
en hiver, d'une vie dans la pénombre. On s'aperçoit plus de ça
lorsque l'on vient d'un endroit plus ensoleillé. Je suis vraiment
touchée par tout ce que ce chant semble véhiculer. Et pourtant, ça
ne se résume qu'à un ténor et un piano. Ça paraît si simple dit
comme ça. Quand j'écoute l'œuvre, même si je ne comprends pas les
mots, ils me touchent. Et j'ai pu lire une traduction des textes de
Wilhelm Müller, qui datent de 1814 je crois et on sent la naissance
du Romantisme. J'ai pu comparer les impressions que j'avais avec le
texte. Ce mouvement est une énorme source d'inspiration pour moi
mais je ne pense pas m'y inscrire ou faire partie d'un courant. Il
me donne plus une forme d'énergie et d'impulsion qui me fait
écrire. J'aime aussi énormément Verlaine
, Mallarmé
, Baudelaire
…
Tu parlais d'un principe d'écriture sans
ponctuation.
Oui, car pour moi c'est le résultat d'un
croisement entre différentes langues. Lorsque j'étais en train
d'apprendre le français, je me retrouvais à penser en français et
je sentais l'espagnol s'y diluer. Je parlais une forme de frañol,
dans lequel il y a très peu de pause. Dans le sens linguistique.
J'ai voulu recréer cette impression dans mes textes. À la
différence du français, en espagnol, on accorde énormément
d'importance, à l'oral, aux points d'exclamation
, de
suspension
, points-virgules…
La structure entière de
la phrase est marquée à l'oral. En espagnol, les phrases sont
« lourdes ». Tu peux faire une phrase d'une page, et lui donner un
rythme très fort avec les pauses, les accents, et les
accentuations. Et le français donne une notion, à mon sens, plus
« pratique ». La ponctuation est avant tout là pour marquer le sens
d'une proposition et forcer les pauses. Le français est moins
chantant que l'espagnol et les variations de rythme induis par la
ponctuation permettent de donner un sens. Me libérer des
contraintes de la ponctuation est possible en poésie où le rythme
est immédiatement présent.
Donc des vers courts, absents de ponctuation,
donnent le rythme de lecture avec le souffle et la structure du
poème.
Oui, exactement. Le souffle est important. Le
Romantisme est, dans ses mots et leurs sens, très précis et c'est
cette précision qui doit marquer le rythme.
Tes poèmes sont conçus aussi bien à l'écrit
qu'à l'oral, à ce que je comprend. La langue va donner le
tempo.
Voilà, c'est ça l'idée. La
parole
va donner le
rythme
, et le sens va en
découler. Les mots seuls n'ont pas de sens particulier. Dans une
composition, ils prennent vie et ont un
souffle
, un poids.
Tu traduits toi même tes poèmes,
de
l'espagnol
au français
, tu entretiens la
relation entre les deux langues dans tes écrits ?
Oui, car une fois que je les ai composé en
espagnol, le fait de les traduire en français me fait réfléchir sur
certains termes et certaines prononciations en espagnol. Je modifie
donc le texte original et le sens est plus affiné. Mais la
traduction peut faire perdre du sens, je pense qu'avoir les deux
est important. Par exemple, la fresa, avec un « s », c'est le
fruit, la fraise, mais avec un « z », freza, c'est du fumier. Le
son en espagnol est très proche, je ne sais pas si on peut
retrouver ça, pour ces mots, en français.
Parler de fumier dans un poème me rappelle les
Fleurs du Mal de Beaudelaire, où tout un poème est dédié à une
Charogne en décomposition.
Oui, c'est ça (rires).
Si tu pouvais te décrire, quel(s) mot(s)
utiliserais-tu ?
Saltimbanque
! Jongler avec les mots!
Il y a aussi une part de tristesse et de nostalgie
que j'associe à ce
personnage. Il ne se prend pas au sérieux et utilise la
joie
pour palier à ses ennuis.
D'autres médias, comme l'enregistrement sonore,
l'affiche, l'illustration t'attirent ?
Le collectif auquel j'appartenais expérimentait
sans cesse, des projections
, des murs recouverts
entièrement… On partait à la chasse d'images un soir donné, puis on
se retrouvait pour utiliser des textes, que l'on combinait avec ces
images. On faisait ça vers 2000 ? 2005 plutôt.
Et tu serai prête à expérimenter à
nouveaux ?
Oui, c'est certain. Ça me plaît énormément de
pouvoir me sentir libre. Quand je faisais mon diplôme de
sociologie, je faisais aussi de la lecture pour les aveugles. Je
lisais des textes, d'abord très techniques - des tableaux
croisés
, des données, … - et
ensuit, la poésie. Et moi, je n'ai apporté que des textes de
Huidobro. Et c'est très compliqué à lire, une pluie de
lettres
! Ou de lire la différence
entre des caractères en « regular » et en « bold
»! Les aveugles doivent
comprendre ça avec les sons et les livres en braille. J'y suis allé
pendant deux ans et j'y enregistrait ma voix. Au Chili j'ai connu
les travaux de Philippe Honoré
, de Charlie Hebdo. Des
dessins en noir et blanc qui rappellent l'affiche révolutionnaire,
populaire. A la fois très épuré et lourd de signification. Ça fait
penser à de la xylogravure
.
Tu as commencé à écrire dans quel
contexte ?
Au Chili, je participais à des cercles de
lectures et des petites assemblées littéraires. On se corrigeait
entre nous, on lisait nos textes, on s'entraidait. Ça nous donnais
un avis extérieur, et souvent une nouvelle approche de notre
travail. C'est, je trouve, lié au Creacionismo
de Vincente
Huidobro
. Il a contesté toutes les
règles imposées par la Real Academia Española. Il a balancé la
grammaire, l'ordre pré-établit, il inventait de nouveaux mots, il
déstructurait complètement ses textes, faisait des pluies de
lettres… C'était très avant-gardiste, étant de la génération de
1926. Il jouait avec la typographie. Au Chili, ce mouvement est
assez présent, la « construction-déconstruction «de la langue. » On
avait un professeur de littérature qui venait dans notre collectif
et on déjeunait ensemble tous les samedi, de 2002 à 2006.
Juan Luis
Martinez
, professeur de
philosophie et de littérature dans un établissement à Valparaiso,
est quelqu'un d'incroyable. Il faisait des affiches-poésies.
C'était un dadaïste
de la littérature
chilienne
. Tu iras voir la
Nueva
Novela
, c'est superbe.
A la manière de Mallarmé ? Je ne connaissais
pas du tout cet artiste, Vincente Huidobro. Il devient autant
graphiste et typographe que poète. Le graphisme est une poésie
visuelle.
Il y a aussi le fait qu'en Amérique Latine,
nous sommes très tournés vers nos propres auteurs. Je ne savais pas
du tout à l'époque que Huidobro était entièrement inspiré par tout
les Romantiques et Destructuralistes
français. J'ai le
sentiment que nous n'avions que peu accès à la culture européenne
et je pensais que Huidobro était le pionnier dans ce domaine, un
fait qu'il a d'ailleurs toujours eu à cœur. Mais ça, tu ne t'en
aperçois que lorsque tu voyages
et que tu viens en
Europe. Ou lorsque tu conduits tes propres recherches.
Il a tout de même apporté ce mouvement en
Amérique Latine.
Oui, et c'est finalement lui qui m'a le plus
inspiré et qui a donné une importance à la poésie au Chili. Comme
en Argentine, au Chili on a un passé littéraire et chacun à un
moment se tourne vers l'écriture
. Nous sommes beaucoup à
être portés vers l'écriture.
Tu avais déjà connaissance du Romantisme et de
la culture allemande ?
Non, l'accès à la culture était très élitiste
au Chili. Par exemple, ici tu trouves des bibliothèques municipales
très bien fournies, avec des médiathèques, des lectures de poésie,
d'histoire, de romans… Au Chili, seule une classe sociale
relèvement aisée y a accès. Un livre peut coûter
dix pour-cent du salaire
minimum
. Tu n'achètes pas un
livre sans y réfléchir.
[New]Curating - Interview de Maria Bustamante par Alexis Zacchi
©Alexis Zacchi - ©Maria Bustamante