[AZ]
Quel est le contexte dans lequel tu travailles tes matières et tes textiles?
[MB]
Quand je travaille sur une collection, c'est
toujours par rapport à ce qu'il se passe dans ma vie, par rapport à
ce que je ressens à un moment donné dans un certain contexte.
Chaque projet important se déroule plus ou moins de cette manière.
L'expo Korea Now!
m'a plu sur les
différentes thématiques qu'elle évoque. Je fais un board
Pinterest
où je rassemble que qui
m'attire mais en général, ça ne représente pas ce que je fais au
final.
On chercherait plus à trouver référents de
pensée plutôt que des référents formels. On sent déjà quelque chose
qui se dégage des images que tu sélectionnes autour des
flous
, des nettetés avec des
jeux d'épaisseurs
et d'opacités
.
Oui, comme les superpositions
de vêtements, cette
volonté de cacher quelque chose pour en montrer d'autre. Voilà, là
regarde, le corps est très serré en haut et en bas, un gros volume;
les proportions
sont étranges
et la manière dont
les vêtements traditionnels
sont découpés. Chaque
étape se superpose, les unes au dessus des autres et j'aime cette
idée de profondeur dans le vêtement. Je pense travailler sur les
ressentis. Chaque ressenti, chaque émotion ou souvenir vient
s'ajouter sur le corps nu
pour en créer un
vêtement, comme une carapace
.
A la manière des couches d'arbres par exemple.
Où, chaque année, une nouvelle couche d'écorce
vient se former autour
l'arbre. L'hiver, une zone sombre, l'été, une zone claire.
C'est ça, et dans ces couches il y
aurait des
souvenirs
, des émotions accumulées.
Les sentiments composeraient non seulement la personnalité mais
aussi l'apparence. Les souvenirs le plus importants marqueraient
visuellement plus que les souvenirs mineurs. La rapport à la
transparence
doit être, je pense,
associée à celui de la peau.
Les tons chairs sont eux mêmes composés de
différentes épaisseurs et transparences. Les peintres classiques
travaillaient en glacis
et superposaient
plusieurs couleurs (rouge-bleu-blanc-rose…) pour donner des tons
chairs plus vrais que nature.
Et la multiplicité des couches pourrait
entrainer une nouvelle structure
. Faire revenir des
souvenirs au premier plan, l'expression «mettre à nu» parle d'elle
même dans ce cas. Voire la peau que tu mets, que tu enlèves et
jouer avec cette idée de mémoire protectrice et définie par qui tu
es.
Ce type de questionnement du ressenti te
permettrai d'axer ton travail plus vers une recherche de textile,
de l'habillage, de la collection… Tu imaginerais plus une pièce
unique monumentale, type vêtement sculptural ou une installation,
ou à l'opposé, du prêt à porter, une collection, ou encore des
pièces évolutives?
Pour moi ce n'est pas important d'avoir
beaucoup de silhouettes, l'évolution peut en effet amener une
technique intéressante. Mais ça serait compliqué si ce n'est pas
portable. Dans une logique purement financière, même s'il y aura un
côté expérimental
, il faut que ça reste
portable.
Il y aurait toujours la possibilité de créer un
espace d'exposition de ton travail. S'il y a une évolution, le
portable peut être la première étape. Par exemple, quatre vêtement
prêt-à-porter qui évoluent en des pièces plus haute-couture ou une
autre silhouette portable.
Oui, et ainsi éviter la sculpture monumentale.
Par exemple, cette image d'un costume traditionnel
coréen
, on voit les couches qui
le composent et cette décomposition fait la sculpture
.
Ça me rappelle le travail de
Bill
Viola
, exposé au
Grand
Palais
. Il avait installé une
dizaine d'écrans translucides quasi-transparents espacés de
quelques centimètres; il projetait ensuite deux vidéos, une de
chaque côté. Chaque écran arrêtait l'image et la laisser passer sur
le suivant, de plus en plus grand à chaque fois. Au centre, les
deux vidéos s'atteignaient quasiment, très diffuses. On pouvait
voir le trajet de la projection à travers l'espace. Je t'enverrai
le lien, j'espère retrouver facilement.
Ça doit être intrigant à voir oui. On doit
avoir l'impression de traverser le vêtement du regard. Après, pour
la forme au sens brut, je pense m'inspirer des formes
traditionnelles coréennes. En les extrapolant au maximum. Je trouve
surtout les systèmes de liens et d'attache
coréens
intéressants. Que des nœuds, pas de choses
fermées et cousues. Au niveau de la forme, je vais extrapoler leur
costume traditionnel, ou au moins m'en inspirer. Des
boutonnages très
légers
, du plissé
… Il faut que j'aille me
documenter à la bibliothèque. J'ai besoin de voir des détails,
techniques ou non, des textures… Je suis en train de chercher le
déclic « sentimental ». Il faut donc que je me plonge dans une
documentation aussi variée que possible pour arriver à en prélever
des détails et les assembler dans mon esprit.
J'ai ce livre sur le packaging japonais et le
furoshiki
, trouvé dans une
librairie à Nantes, qui répertorie les différents types
d'emballages traditionnels de la nourriture. Les nattes tressées
pour les poissons séchés, les feuilles roulées pour les balles de
riz… Sans jamais de colle. Le paquet doit toujours tenir uniquement
avec un nœud, un pli
ou un assemblage de formes, jamais d'ajouts
externes.
C'est magnifique… J'adore celui-ci, pour
les confiseries
traditionnelles
… Ça me rappelle le
Viêt
Nam
où beaucoup d'aliments sont emballés comme ça
dans la rue. Et c'est très appétissant! Les fermetures, les
attaches… L'emballage corporel au final.
Et tu as des expositions qui t'intéressent en
ce moment, en plus de KoreaNow! ou des sources d'inspirations pour
ce projet?
Je compte faire des expositions oui, mais je
vais essayer d'expérimenter de nouvelles choses - dans le travail
comme dans la vie quotidienne - pour m'ouvrir à de nouvelles
manières d'aborder cette réflexion. Mes expériences jouent un rôle
énorme dans ma création. Je n'arrive pas à bloquer le monde
extérieur et mes émotions lorsque je cherche l'inspiration. Mes
vêtements et leur conception sont justifiés par mes
découvertes.
Et donc par rapport à ta production, le rendu
«final», quel serait ton rêve, ton ambition? Tu serais plus motivée
par la possibilité de recouvrir entièrement un corps puis un espace
qui te serai dédié ou au contraire, travailler sur des pièces de 3
cm carrés? Tu te considères à la fois comme designer textile et
styliste, le vêtement va-t-il être transformé par ton ambition à
changer d'échelle?
Le détail est primordial pour moi. Je préfère
travailler sur une conception de tissus en créant moi-même les
matériaux dont j'ai besoin ou en expérimentant avec de nouvelles
textures. Je vais me lancer dans une série d'expériences d'ici
cette semaine, ça me permettra d'entamer mes recherches pour ce
projet. Mais je ne vois pas encore le point de départ au niveau
textile. Il pourrait y avoir une silhouette entièrement
couleur
chair
recouverte d'un voile transparent, sur lequel
viendrait un tissu en organza
, et les superpositions de
fines couches laisseraient voir un
sein
, un
bras
, ou juste une
forme
floue
. J'aime bien les volumes
simples mais techniques. Dans le costume traditionnel
coréen
, il y a énormément de
réflexion autour du volume
, toutes ces couches
peuvent donner des formes très variées.
Donc tu vas pouvoir développer ton univers et
ensemble on va voir comment on peut communiquer autour. Par
exemple, cette réflexion que tu as autour des recherches de
textiles et de matériaux, un seul média ne suffira pas. Par
exemple, il faudra une page web à laquelle on ajoute une
application, ou une vidéo… Ou à l'inverse, l'écran sera une méthode
à bannir, et il ne faudra que des supports papier et des
installations.
Je pense que le papier sera le meilleur médium
pour l'instant. Je pense qu'en tant que jeune designer textile, je
dois avoir un moyen sérieux de présenter mon travail. Et
le
papier
m'est plus familier.
C'est possible, mais il suffira d'un déclic,
que l'on fasse des essais en vidéo ou en photo pour qu'au final, ça
soit la projection vidéo le médium de prédilection pour ce projet.
Pour ton
projet l'année dernière
, la vidéo s'est avérée
être un médium clef et se justifiait totalement.
C'est vrai oui. Le sensible restera tout de
même au cœur du projet. Mais j'attends ton avis, j'aimerais faire
quelque chose de beaucoup plus fort et plus pur que ce que j'ai
déjà eu l'occasion de travailler. Je pense que le corps, la notion
de transparence et la réflexion autour de l'accroche et du
nœud
sont les bons axes.
Oui, je pense aussi que ça serait une base
intéressante de création. Parler de tissus transparents me fait
penser au conte Les habits neufs de
l'Empereur
où l'empereur, voulant toujours ce qu'il y a de
mieux et de neuf se fait vendre un costume transparent, en réalité
inexistant. Ça fait partie de notre histoire occidentale.
C'est génial, je vais aller lire ce que c'est,
ça a l'air drôle.
C'est très réfléchi et c'est ça que je trouve
passionnant. Cette exposition m'a vraiment fait ressentir beaucoup
de choses. J'espère pouvoir bientôt la refaire et prendre en note
tout ce qui relève des techniques et du façonnage des
costumes.
[New]Curating - Interview de Marin
Besenbruch par Alexis Zacchi
©Alexis Zacchi - ©Marion Besenbruch - ©ESAG2016